18
Après avoir fait quatre agences immobilières, j'obtins la réponse que je voulais : oui, ils avaient effectivement loué un appartement à Samantha R. Corby. Mais il y avait déjà un bail qu'elle était partie.
— Elle est partie… avant Noël si j'ai bonne mémoire et si c'est à la bonne personne que je pense, me dit Doreen Brinkerhoff, la responsable de la location des appartements meublés de Knob Ridge. Vous savez, quand on cherche à se faire des relations à long terme, la location immobilière, ça n'est pas le bon créneau.
Debout à côté d'une armoire de classement, l'employée glissa un ongle rouge vif à travers ses épaisses boucles noires pour se gratter le crâne.
— Ici, les gens achètent pour faire un placement pas pour habiter.
Agée d'une quarantaine d'années, Doreen avait un corps d'une fermeté à toute épreuve. Sa peau bronzée avait la couleur et la texture d'une feuille de havane.
— Je vais jeter un dernier coup d'œil, dit-elle en refermant le tiroir puis, malgré sa minijupe en jean et ses sandales à talons compensés, en s'accroupissant pour inspecter le tiroir du bas.
Doreen était le genre de femme à qui la vie a donné de bonnes raisons de devenir cynique, mais dont le visage aux traits anguleux était malgré tout empreint de bienveillance.
Je sortis les photos de Courtney glanées sur le Web et par l'intermédiaire de Fancy Phil, puis me penchai (n'osant pas m'accroupir, par principe, mais aussi parce qu'après de longues heures passées dans l'avion j'avais les articulations rouillées) pour les lui montrer. Je lui offris un choix assez large : Courtney en joueuse de tennis, Courtney en jeune mariée, Courtney en mère de famille tenant Morgan bébé dans ses bras, Courtney à ses fourneaux.
— Est-ce qu'elle vous fait penser de quelque manière que ce soit à la femme répondant au nom de Samantha ? Demandai-je.
Ses yeux turquoise – une couleur que je soupçonnais d'être celle de verres de contact – balayèrent rapidement les clichés.
— Je… crois… il me semble… que oui. Mais je ne l'ai vue qu'une seule fois.
Elle se tourna à nouveau vers son tiroir dans lequel s'entassait un tel nombre de dossiers que je me demandai comment elle arrivait à s'y retrouver.
— Qu'est-ce qui vous fait hésiter ? M’enquis-je.
— Pour être parfaitement franche, je ne me souviens plus. Les cheveux… plus courts, il me semble. Et puis c'était une femme plus jeune.
— Samantha Corby était plus jeune que cette femme ?
— Je le crois. Bon sang, si vous ne vous en remettez qu'à moi, j'aime autant vous dire que… vous êtes dans la… vous-savez-quoi. Bon ! Ça vous ennuierait de me rendre un petit service ? Vous voyez le dossier avec « 2BR 99 » en en-tête ? C'est celui des deux-pièces loués au cours de l'année 1999. Sortez-le, s'il vous plaît. Je me suis fait les ongles ce matin.
Non sans mal, je parvins à extirper l'épaisse chemise.
— Selon qu'on est en haute ou en basse saison, expliqua Doreen, il nous arrive de louer à la semaine. Résultat, on accumule la paperasse.
Elle se releva d'un bond et commença à feuilleter fébrilement le dossier.
— Eurêka ! Regardez, Judy. Samantha a loué un appartement jusqu'au 31 décembre, mais elle a donné son congé le 21.
Il y avait belle lurette que je ne cherchais plus à reprendre les gens qui m'appelaient Judy au lieu de Judith, quand ceux-ci n'étaient pas des proches.
— La raison de ce départ anticipé est-elle précisée ? M’enquis-je.
Doreen secoua la tête.
— Je vois. Bon, à présent, question de taille : a-t-elle laissé une adresse ?
— Euh… non. Il est simplement dit…
Elle sortit la page du classeur et me la tendit. D'une écriture appliquée de maîtresse d'école, quelqu'un avait écrit : « Doit rappeler pour récupérer sa caution. » Comme Doreen n'avait pas l'air d'y voir d'inconvénient, je retournai la page. Le papier se mit à trembler. En fait, c'était ma main qui tremblait. Au dos de la feuille se trouvait la photocopie d'un chèque de Samantha R. Corby à l'ordre de l'agence immobilière Wiggins Way, compensable à la Key Biscayne Bank & Trust – ainsi qu'un permis de conduire émis en Floride et portant sa photographie.
En dépit de la fraîcheur qui régnait dans les montagnes et des fenêtres grandes ouvertes, je me mis à suer à grosses gouttes. Après m'être épongé le front avec un mouchoir en papier offert par Doreen, j'ôtai mes lunettes et scrutai attentivement la photo. Impossible de dire s'il s'agissait de Courtney. Il y avait une ressemblance, certes, mais les cheveux blond clair avaient l'air blond cendré ou châtain clair sur le cliché en noir et blanc. Ils étaient également plus courts et rebiquaient pour former un rouleau à mi-hauteur du cou. Le front, jadis dégagé, était frangé d'une mèche à la coupe irrégulière. C'aurait pu être Courtney, ou une sœur de Courtney, plus jeune et moins jolie, si tant est qu'elle en ait eu une. Ou quelqu'un sans aucun lien de parenté. Je recopiai l'adresse de Samantha à Key Biscayne, sa taille, un mètre soixante-cinq, et sa date de naissance, 08-04-71. Au bas de la carte, il était précisé que Samantha – âme généreuse – était donneur d'organes.
— Si vous voulez le faxer, proposa Doreen, vous pouvez utiliser mon fax.
Je faxai des copies recto-verso à moi-même et à Nancy, au cas où j'aurais eu besoin de les faire suivre ailleurs avant mon retour.
— C'est vraiment très aimable à vous, dis-je.
— C'est bien normal. Les affaires sont calmes ces temps-ci, et puis c'est excitant d'avoir affaire à une détective.
— Enquêtrice, rectifiai-je.
— Allons, Judy, pas de fausse modestie ! J'acceptai son sourire complice.
— Mais dites-moi, Doreen, est-ce qu'il serait possible de savoir si l'appartement est vacant en ce moment ?
— Bien sûr. Mais le problème c'est qu'entre-temps nous l'avons loué à une dizaine ou à une quinzaine de personnes différentes.
Sans doute pensait-elle que j'avais l'intention de mener une perquisition en règle, avec relevé d'empreintes digitales et recherche de billets planqués sous une latte de plancher, car elle avait l'air tout émoustillée. C'est pourquoi je me gardai bien de la détromper. Elle s'approcha de son ordinateur et tapa une adresse.
— Désolée, l'appartement est occupé tout l'été. Mais j'ai une idée. Je vais vous emmener là-bas. C'est à deux pas. Si vous ne dites pas que vous venez de ma part, vous pouvez peut-être interroger un ou deux voisins ?
A en juger par ses mollets d'acier, j'aurais dû me douter que pour Doreen deux pas signifiaient une trotte de trois bons kilomètres. Après un quart d'heure de marche forcée à mille six cents mètres d'altitude, je me sentis faiblir comme si j'allais tourner de l'œil. Ce n'était pas seulement le fait de me retrouver au-dessus du niveau de la mer. J'avais l'impression d'être détachée de toutes les choses et de tous les gens que j'aimais. C'était un peu comme si je m'étais retrouvée dans la peau de quelqu'un d'autre, quelqu'un dont le boulot aurait consisté à traquer une femme qui se cachait sous le nom de Samantha R. Corby.
Mais le paysage était grandiose. Le ciel limpide était d'un bleu brillant comme je n'en avais encore jamais vu. Et les montagnes pourpres s'élevaient, majestueuses, en toile de fond.
Une fois de l'autre côté de Wiggins, Doreen dit :
— Ecoutez, Judy, juste entre vous et moi, foi de scout, quand une personne aussi distinguée que Samantha Corby se présente chez nous et que sa banque se porte garante, nous ne l'enquiquinons pas avec des références – et encore moins quand on a le couteau sous la gorge, comme c'était le cas au mois de novembre.
— Maintenant que vous le mentionnez, dis-je, c'est vrai que je n'ai vu aucune référence sur la feuille que vous m'avez montrée.
— C'est sans doute parce que la personne qui lui a fait visiter l'appartement ne lui en a pas demandé. N'allez surtout pas le prendre mal, mais on n'est pas à New York, ici, si vous voyez ce que je veux dire.
Avant de la quitter, je donnai mon numéro de téléphone à Doreen, même si, l'une comme l'autre, nous étions d'avis que si Samantha n'avait pas rappelé pour récupérer sa caution depuis décembre, il était peu probable qu'elle le fasse un jour.
Les Villas de Knob Ridge consistaient en un lotissement d'immeubles blancs de deux étages couverts de toits d'ardoise, sans aucun signe distinctif hormis celui de se fondre complètement dans un paysage de neige. En juin, en revanche, ils avaient l'air blafards. J'avais du mal à me représenter notre reine Vuitton, notre Lady Land Rover, notre Madonna Armani vivant ici. D'un autre côté, quelques mois plus tôt, si Courtney Logan avait voulu se volatiliser sans se planquer dans un terrain de caravaning de Rapid City, Dakota du Sud, ou si elle avait voulu skier et siroter des martinis tiptop ou simplement trouver des pâtes al dente et des messieurs de bonne compagnie à quelques kilomètres, c'était l'endroit rêvé.
Le soir tombait et il commençait à faire frisquet. Je bâillais déjà. Mais n'ayant pas loué de voiture et ne voulant pas rentrer bredouille à la Wiggins Inn, je décidai d'aller frapper à une ou deux portes des Villas de Knob Ridge. La plupart des appartements avaient cette allure comateuse des villégiatures à la morte saison, entre les sports d'hiver et la ruée estivale. Quatre personnes seulement répondirent à mes coups de sonnette, même si j'avais de bonnes raisons de penser qu'il y avait d'autres occupants. Et deux d'entre elles n'étaient là que depuis la fin avril, époque où le ski s'achève.
H. Jurgen entrebâilla sa porte d'un poil, en calant son pied botté juste derrière, au cas où j'aurais tenté d'entrer par effraction. Non, elle n'avait pas la moindre idée d'où Samantha était allée. Elles avaient partagé un télésiège une fois ou deux. Elle ne la connaissait pour ainsi dire pas. Elle jeta un coup d'œil aux photos de Courtney, puis à moi et, après avoir secoué la tête, referma la porte sans ajouter un mot. J'entendis le cliquetis d'un verrou.
Le voisin de H., Victor Plummer, était un septuagénaire décharné, au crâne hérissé de touffes de poils blancs. Il vivait à deux portes de l'appartement de Courtney. Sans être un de ces vieux gentlemen galants, il me sembla relativement courtois. Il ignorait où Samantha était allée, mais c'était une jeune femme charmante. Il avait entendu une musique de Vivaldi une fois, à travers sa porte, et pas Les Quatre Saisons. Il prit le temps de regarder toutes mes photos.
— Cette femme pourrait-elle être Samantha Corby ? Demandai-je.
— Peux pas dire.
Son beau visage de vieillard émacié n'était pas sans rappeler celui de Franklin Roosevelt à la conférence de Yalta, à condition toutefois de se représenter Franklin Roosevelt avec la peau très bronzée et portant un tee-shirt des Nuggets de Denver.
— Qui est-ce ? demanda-t-il en pointant un doigt arthritique sur les clichés.
Je commençais à le trouver attendrissant, quoiqu'un peu brusque.
— Cette femme s'appelait Courtney Logan. Elle a été portée disparue…
— Qu'est-ce que cela signifie ? S’insurgea-t-il, furieux. Je n'ai pas de temps à perdre avec des foutaises.
— Ecoutez, monsieur Plummer, sa famille est très inquiète.
Sortant précipitamment mon calepin, je griffonnai mon nom et mon numéro de téléphone.
— Je vous en prie, au cas où un détail vous reviendrait à l'esprit ou si vous entendiez quelque chose, je vous serais reconnaissante – et sa famille également – de m'appeler en PCV.
Il prit le papier que je lui tendais et me ferma la porte au nez.
Lorsque je regagnai l'hôtel, j'étais frigorifiée, exténuée. La journée avait été longue et stérile. L'hôtel n'assurait pas le service en chambre, et je dus me contenter d'un velouté de champignons et d'un petit pain. Aussitôt après j'éteignis la lumière.
Le matelas avait été creusé en V par les précédents utilisateurs. Lorsque je rouvris les yeux, je constatai à ma grande stupeur qu'il faisait jour. Pourtant, j'avais l'impression de n'avoir pas fermé l'œil de la nuit. Je m'en voulais d'avoir engagé des frais pour venir jusqu'ici alors que je savais avant même de prendre l'avion que Courtney n'était plus à Wiggins. Etait-il possible qu'elle ait déménagé dans une autre partie de Sun Valley, ou ailleurs, sous un autre nom ? Mais où ? A Washington ? A l'étranger ? De combien d'argent disposait-elle pour financer sa disparition ? Je commençais à me demander si Fancy Phil n'avait pas eu raison d'affirmer que cette piste ne menait nulle part.
De retour à la maison, trois messages m'attendaient sur mon répondeur. Un de Nancy : « De deux choses l'une, ou tu es en train de dévaler les pistes enneigées en compagnie d'un beau gosse, ou tu es de retour chez toi, en train de te taper la tête contre les murs à cause de ce maudit flic qui finira par te briser le cœur, pauvre idiote romantique. En tout état de cause, tu es priée de me rappeler pour me dire comment ça s'est passé. »
Ce qui voulait dire qu'elle se rongeait les sangs – surtout depuis qu'elle avait reçu mon fax avec le permis de conduire de Samantha. Je l'appelai.
— J'ai beau être amoureuse, dis-je, je ne suis pas complétement débile.
— Oh, ça va ! dit-elle en exhalant un profond soupir. Tu es aussi crédible que si tu paradais habillée en clown. Mais passons, j'ai eu une idée.
— Sans blague ! Tu t'en souviens au moins ?
— J'ai pensé à la façon dont Courtney, ou l'autre petite nana, est morte. Quand on retrouve un cadavre dans une piscine, on pense d'emblée noyade.
— Sauf qu'il y a eu mort par balles, soulignai-je.
— Précisément, deux balles. Je me suis souvenue d'une remarque que tu avais faite – ou était-ce moi ? – concernant la deuxième balle, tirée pour plus de précaution. Et j'ai pensé – étant donné que je suis une femme vouée à la cogitation perpétuelle – bon sang, mais c'est du Courtney Logan tout craché.
— Mais encore ?
— Ne jamais rien laisser au hasard. Tu te souviens des abat-jour, des bibelots, chacun à sa place. Une balle aurait suffi. Bon, c'est vrai que les gens comme Fancy Phil et consorts raisonnent autrement, du style : « Tu te rappelles en 1977, quand Vinnie le Vautour s'est pris une bastos en pleine tête et qu'il a tout de même réussi à dénoncer son assassin en épelant son nom avec des crachats ? » Mais quand on vise la tête, en principe une seule balle suffit… surtout si on a ensuite l'intention de balancer le corps dans la piscine et de replacer soigneusement la bâche.
— C'est vrai que ça lui ressemble, concédai-je.
— Bref, forte de cette conclusion, j'ai appelé le lycée Summit d'Olympia. J'ai tellement bien réussi à embobiner le proviseur qu'il est allé déterrer le livre d'or de l'année où Courtney a reçu son diplôme de fin d'études.
— Et ?
— Elle peut se targuer d'un grand nombre de distinctions, notre lycéenne. Y compris d'un certificat d'expert confirmé de la FNT, la Fédération nationale de tir, catégorie tireurs d'élite. Remarque, pas besoin d'un brevet national pour abattre quelqu'un en lui tirant une balle en pleine tête à bout portant.
— Certes.
— N'empêche que ça dénote une certaine familiarité avec le maniement de la gâchette.
— Ouaah ! Merci. C'est vraiment très sympa de…
— Judith, pas de simagrées avec moi, tu veux ? Il y a autre chose encore. Pas moyen de tirer les vers du nez à cette tête de lard de proviseur du lycée d'Emily dans l'Oklahoma. Mais j'ai appelé sa mère – qui n'est pas ce qu'on fait de plus aimable. J'ai tout de même réussi à lui faire dire qu'Emily – je cite – « n'a jamais joué avec les armes à feu ».
Je me souvins que Zee Friedman m'avait parlé d'une conversation téléphonique qu'elle avait surprise entre Courtney et X une semaine avant sa disparition. Courtney aurait dit : « Tu avais promis » sur un ton apparemment désespéré. S'adressait-elle à Emily, à Emily qui était en train de la pousser à bout ?
Le message de Nancy était suivi par deux messages de Nelson. « Je téléphonais juste pour dire bonjour. Au fait, je suis en possession de deux ou trois éléments intéressants concernant ta concitoyenne. Appelle-moi au bureau. Si je n'y suis pas, laisse un message. » Dans le deuxième message sa voix était plus tendue, bien qu'il essayât de se la jouer cool : « Eh, j'espère que ça roule pour toi. Moi, je travaille tard, alors n'hésite pas à me biper à ton retour. »
C'est ce que je fis. En me rendant dans la salle de bains, j'emportai mon téléphone portable avec moi et le posai sur le rebord de la baignoire. Après quoi je m'immergeai dans un bon bain chaud en pensant : rien de tel pour vous stimuler la cervelle. Mais la stimulation tardait à venir. Oh, si, il fallait que je vérifie si l'adresse de Key Biscayne était authentique et si une dénommée Samantha R. Corby avait bien vécu là et laissé une adresse où faire suivre son courrier. Et bien sûr, il fallait que je donne une copie du fax à Nelson pour qu'il puisse, à condition qu'il le veuille, ordonner une perquisition à la Key Biscayne Bank & Trust et voir s'il pouvait glaner quelque information au sujet de Samantha – relevés détaillés de son compte bancaire, chèques émis ou encaissés, etc.
Si Courtney avait effectivement commis un crime parfait, songeai-je, jamais il ne me serait venu à l'idée que le corps qui se trouvait dans la piscine puisse ne pas être le sien. N'empêche, le crime était rudement bien préparé. Suffisamment, en tout cas, pour lui permettre de se volatiliser en toute liberté. Je décidai d'écarter la possibilité d'une fausse piste et entrepris de me poncer la plante des pieds. Depuis combien de temps planifiait-elle sa disparition ? Et pourquoi n'avait-elle pas tout simplement dit : « Ciao, Greg » ou tout simplement pris la poudre d'escampette ?
M'est avis que l'idée lui trottait dans la tête depuis un bon bout de temps déjà. Son rôle de mère de famille idéale ne lui avait tout compte fait pas convenu. Après avoir décoré sa maison de fond en comble jusqu'au dernier coussin, elle avait réalisé qu'il ne lui restait plus rien à acheter. Et peut-être qu'en refusant d'ouvrir un Soupes, salades et sandwiches sur la côte Ouest, Greg avait déçu ses attentes, sans parler de l'éducation des enfants, qui devait lui sembler non seulement épuisante, mais ennuyeuse à mourir – une conclusion presque inévitable pour un être incapable d'amour.
Courtney était quelqu'un qui ne pouvait pas supporter l'échec. La vie à New York ne lui avait pas réussi. D'abord elle avait échoué chez Patton Giddings, puis elle s'était rendu compte que le statut de femme au foyer n'allait lui rapporter ni argent ni gloire. Sa seule récompense était la satisfaction immédiate. Comment pouvait-elle briser le joug qui l'opprimait ? Elle avait le choix entre démissionner de chez Patton Giddings ou attendre qu'ils la renvoient. Mais d'une façon comme de l'autre elle devrait tirer un trait définitif sur sa carrière chez eux. Le problème quand on démissionne pour devenir femme au foyer, c'est qu'il faut malgré tout se coltiner un mari, une nuisance par définition. Et les enfants ! Débarrassez-vous-en, confiez-en la garde à votre ex, vous êtes tout de même obligée de leur rendre visite. Pis encore, il y a de fortes chances qu'ils viennent empiéter sur votre nouvelle vie. Et s'il n'y avait que ça ! Vous avez aussi l'obligation légale de contribuer financièrement à leur éducation.
Sans parler des commérages – « Comment a-t-elle pu faire une chose pareille ? » Qu'elle aille vivre à Sun Valley, à Milwaukee ou à Pékin sous le nom de Courtney Bryce Logan, elle courait le risque de croiser une vieille connaissance qui ne manquerait pas de dire à son nouveau conjoint : « Est-ce que vous savez ce que cette femme a fait ? » Si bien qu'elle n'avait d'autre solution que de disparaitre. Peut-être Emily Chavarria faisait-elle partie du plan original de Courtney, mais il était arrivé un moment où Emily en savait trop sur ses tractations douteuses et avait dû être supprimée.
J'émergeai de mon bain drapée dans un nuage d'iris et m'emparai d'une serviette. Courtney pouvait-elle se cacher sans crainte d'être reconnue ? J'avais lu récemment un article consacré à la chirurgie esthétique dans lequel on expliquait qu'il était impossible à un plasticien de faire de vous une personne totalement différente. Il subsistait toujours à un degré plus ou moins important des traits distinctifs qui vous rendaient reconnaissable. N'empêche, il m'était arrivé de croiser de vieilles copines qui s'étaient fait faire « une petite intervention », comme on dit, que je n'aurais pas reconnues si elles ne m'avaient tapé sur l'épaule en disant : « Eh, Judith, c'est moi. » Karen, Linda ou Jean. Alors, allez savoir.
J'étais dans mon dressing en train d'hésiter entre une culotte blanche ou beige quand le téléphone sonna. C'était Nelson.
— Où étais-tu passée, bon sang ?
Comme aucune réponse cinglante visant à lui rappeler que j'étais une femme libre ne me venait à l'esprit, je lui dis :
— A Sun Valley.
J'optai pour le beige, puis éloignai le combiné d'environ cinquante centimètres lorsqu'il se mit à crier :
— Qu'est-ce qui te prend ? Tu es devenue complétement folle ou quoi ? En tapant rageusement du poing sur – du moins osé-je l'espérer – son bureau.
Bob, lui, n'élevait pour ainsi dire jamais la voix, en revanche il était rancunier comme pas deux. Mais si Nelson était toujours tel que je l'avais connu, je savais qu'il ne tarderait pas à se calmer.
— Et si Courtney avait été là ?
— Tu vois bien ? Tu sais déjà qu'elle n'y était pas, soulignai-je. Pas seulement parce que je suis toujours en vie. Mais parce que nous étions tous les deux sûrs à quatre-vingt-dix-neuf pour cent qu'elle n'y serait pas. Sans quoi, tu peux me faire confiance, je n'y serais pas allée.
Je lui parlai de la photocopie du chèque de Samantha Corby et de son permis de conduire obtenus auprès de Doreen à Wiggins et aussi de l'accueil glacial que m'avaient réservé H. et Victor, les voisins de Samantha.
— Et toi ? Demandai-je à mon tour. Tu m'as dit que tu avais trouvé quelque chose d'intéressant.
— Je passerai chez toi un peu plus tard. Pour prendre les photocopies.
Je fouillai à nouveau dans mon tiroir et en extirpai des dessous noirs. Flagrant, certes, mais néanmoins efficace.
— C'est d'accord ? dit-il tandis que je remisais les beiges.
— Mais oui, bien sûr.
— Je t'expliquerai ce que j'ai trouvé.
On approchait du solstice d'été et il faisait encore jour quand Nelson arriva. J'avais fiché deux torches à la citronnelle autour du patio et préparé de la sangria avec le reste de vin de notre petit tête-à-tête de l'autre jour – après m'être assurée qu'il n'avait pas tourné au vinaigre. Je venais juste de m'essuyer les mains après avoir découpé une pêche, quand il surgit derrière moi.
— Salut ! Fit-il en sortant un superbe bouquet de marguerites de derrière son dos.
Nous entrâmes dans la cuisine pour échanger quelques baisers et chercher un vase. Lorsque nous retournâmes dans le patio, le ciel avait pris cette lueur dorée et soyeuse qui précède le crépuscule. Nous partageâmes la même chaise longue et le même verre.
— J'ai réfléchi à la manière de présenter l'affaire Courtney Logan, dit-il.
— Tu parles pour toi ?
— Et pour toi. Si cette enquête aboutit, ton fiancé te devra une fière chandelle.
— Fancy Phil ?
— Lui-même. Mais d'abord, laisse-moi te raconter ce que j'ai fait pendant que ton téléphone restait muet et que je me faisais un… Tu aurais pu me dire que tu t'absentais, Judith.
— Je n'en suis pas certaine, dis-je prudemment. Mais bon, nous aurons l'occasion d'en reparler.
A condition qu'il accepte de me revoir et qu'il ne soit pas venu pour te faire ses adieux, songeai-je.
— Je t'ai dit que je n'étais pas prêt à demander une analyse d'ADN. Si je n'ai pas quelque chose de concret à leur présenter, je ne peux pas cracher le morceau aux Homicides.
— Et si tu leur disais que j'ai obtenu les radios dentaires de Courtney ici même, chez son stomato ?
— Sans blague ?
— Sans blague.
— Comment as-tu fait ?
— C'est mon amie Nancy qui s'en est chargée. Le dentiste est un de ses ex-amants, mais bon, qui ne l'est pas ?
— Moi.
Nous prîmes le temps de siroter quelques gorgées de sangria et de nous évader un peu avant d'en revenir à notre enquête.
— Eh bien, m'enquis-je, qu'est-ce que tu comptes faire ?
— Demande-moi plutôt ce que j'ai fait ! J'ai tout d'abord songé à appeler les parents de Courtney, à Washington, en inventant une excuse du genre « J'ai besoin d'une fiche dentaire rapidement, et une demande de mandat de perquisition risque de prendre trop de temps ».
— C'est si long que ça à obtenir ?
— Un mandat de perquisition auprès du district attorney ? Quelques minutes. Mais ensuite j'ai pensé : non, ils sont déjà certainement en rapport avec un gars des Homicides et ils seraient fichus de l'appeler pour l'interroger à mon sujet. Sans compter qu'il y avait peut-être des choses qu'ils préféraient garder secrètes concernant leur fille, et qu'ils auraient probablement eu le réflexe d'appeler un avocat avant d'entreprendre quoi que ce soit.
— Alors, qu'as-tu fait ?
— J'ai appelé les parents d'Emily Chavarria. J'ai eu son père…
— J'espère qu'il est plus causant que sa mère.
— Il m'a eu l'air d'un brave type qui en avait vu des vertes et des pas mûres. Quoi qu'il en soit, j'ai compati et puis je lui ai dit de ne surtout pas s'affoler, mais qu'il serait souhaitable qu'il demande au dentiste d'Emily de m'envoyer sa fiche dentaire ainsi que toutes ses radios, afin que nous puissions l'innocenter complètement.
— Et ?
— Je les ai reçues ce matin.
— Et ?
— Je les ai apportées au type génial que je connais à l'institut médico-légal pour qu'il me donne son opinion.
J'attendis.
— Judith, les radios coïncident avec la denture du cadavre.
Le soulagement et la sangria, combinés au décalage horaire, étaient plus que je ne pouvais supporter. Je tendis mon verre à Nelson et fermai les yeux, trop claquée pour trouver autre chose à dire que :
— Félicitations.
Je l'entendis qui posait le verre sur le carrelage du patio, puis je renversai ma tête sur sa poitrine. Il me caressa les cheveux, un geste qu'il avait appris à faire pour me ramener à moi quand j'étais sur le point de sombrer.
— Et maintenant ? Trouvai-je la force de demander au bout d'un moment.
— Maintenant, je vais aller trouver les flics et leur dire ce que j'ai découvert. Je vais également leur dire que j'ai entendu des rumeurs selon lesquelles l'avocate de Greg Logan aurait des doutes sur l'identité du cadavre. Et s'ils ne réagissent toujours pas, je vais leur laisser entendre avec beaucoup de doigté que quelqu'un est en train de se demander sérieusement pourquoi personne n'a songé à pratiquer un test d'ADN.
— Ça va les doper ! M’enthousiasmai-je.
— Non. Pas tout de suite. Ils vont attendre un jour ou deux – histoire de trouver un moyen de se couvrir. A moins qu'ils ne bafouillent une excuse et ne cherchent à me faire lourder. C'est pourquoi j'aimerais bien que… merde, je n'ai pas envie de te demander une chose pareille. Si tu pouvais laisser entendre à Fancy Phil que tu as des doutes sur l'identité du cadavre, lequel n'aurait apparemment aucun lien avec Greg Logan… crois-moi, à sept heures tapantes lundi matin, l'avocate de Greg va réclamer un test d'ADN à cor et à cri.
Peu après, réalisant que je devais me passer de dîner sous peine de mourir d'épuisement, je dis à Nelson de s'en aller. Bien que je fusse prête à tomber dans les bras de Morphée, je le laissai m'accompagner jusqu'à ma chambre. Ni le fantôme de Bob ni le mariage de Nelson ne vinrent rôder autour du lit pour troubler nos ébats.
— Quand est-ce que nous pourrions parler de nous ? demanda-t-il une heure plus tard.
— Demain, balbutiai-je. Il suffit de le vouloir.
— Vouloir quoi ? murmura-t-il d'une voix sensuelle qui voulait dire : « Encore. »
Une fois de plus je lui souhaitai le bonsoir et le renvoyai chez lui.
Le lendemain matin, ce fut la sonnerie du téléphone qui me tira du lit.
— Judith Singer ? demanda une voix de femme.
Je me raclai la gorge pour éclaircir ma voix rauque de sommeil.
— C'est moi.
— Bonjour, je m'appelle Ellen Berman. J'habite à Garden City. Une de mes amies est allée à Princeton avec Courtney Logan. Elle a su que vous enquêtiez sur cette affaire. Enfin, bref, c'est elle qui m'a donné votre numéro. J'ai quelques scrupules à vous appeler ainsi. Mais j'ai travaillé chez Patton Giddings jusqu'à la fin de l'année dernière. Je connaissais Courtney. Je n'ai aucune envie d'être mêlée à toute cette affaire, mais d'un autre côté, comment dire, j'estime de mon devoir de… Je me redressai d'un bond en disant :
— Oh, n'ayez crainte, votre nom ne sera pas cité.
— Bien, néanmoins ce que j'ai à dire n'est peut-être pas d'un intérêt capital. Je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps. Mais en parlant avec mon amie de Courtney, plusieurs détails me sont revenus à l'esprit. On pourrait peut-être prendre un café ensemble ?
— Bien sûr. Aujourd'hui, ça vous irait ?
— Aujourd'hui ? Tiens, justement, il se trouve que je dois passer chez l'encadreur à Shorehaven. Vous n'avez qu'à me dire ce qui vous arrange.
— Que diriez-vous de venir à la maison ? Suggérai-je. Je ne vous garantis pas une tasse de café extra, mais bon.
— Vous êtes sûre que ça ne…
— Non, non, pas du tout !
Je lui expliquai comment se rendre chez moi depuis Main Street.
— A onze heures ? demanda Ellen. Mon Dieu, j'espère que je ne suis pas en train de vous faire perdre votre temps. Mais il y a deux ou trois choses concernant Courtney… qu'il faut que vous sachiez, conclut-elle après un court instant d'hésitation.